Axe de recherche :
"Argumentation et socio-logique de la figuration"

Il faut souligner que l'éclairage que proposent les approches pragmatiques sur le discours est particulièrement pertinent pour une anthropologie de l'interlocution. C'est le cas notamment de celles qui relèvent de la pragmatique intégrée, par exemple de la théorie développée par Anscombre et Ducrot sur la dimension argumentative du discours. Mais pour explorer la logique de l'argumentation en situation d'interlocution, nous prendrons aussi appui sur ce qui a été décrit et repéré au travers de nombreuses études sur le trope et les figures du discours. Sur ce point il convient de noter l'apport de ceux qui, parmi les anthropologues, ont centré leurs études sur les "usages sociaux" des figures de discours.

L'étude des pratiques discursives (dont celles de l'argumentation) qui donnent forme au rapport d'interlocution se doit toutefois de porter une attention méticuleuse à la façon dont est structurée cette relation tant sur le plan du social, que d'un point de vue énonciatif. Ainsi, des anthropologues linguistes (Hymes par exemple), mais aussi des sociologues (Goffman et d'autres), et des linguistes (S. Levinson) n'ont pas manqué de montrer les limites du modèle de la communication, qui nous vient des ingénieurs en passant entre autres par Jakobson. Les critiques portent notamment sur les pôles "destinateur / destinataire " de ce modèle. (Mais pas exclusivement sur cet aspect du modèle). En fait différentes positions, tant du coté de l'émission (animateur / auteur / responsable, par exemple pour reprendre la typologie de Goffman) que du côté de la réception (addressed recipient / unaddressed recipient selon Hymes) permettent d'analyser l'événement de parole en tant que relation d'interaction et en même temps comme l'occultation / révélation / sanction de cette relation, c'est-à-dire, comme figuration d'un rapport d'interlocution. Cette voie de recherche (centrée sur les rôles interlocutifs en situation d'interlocution et leur expression ou représentation au niveau de l'énoncé, ou du discours) n'a été que peu exploitée par les anthropologues. A ce propos il faut, une fois encore, noter l'apport des études sur les genres de discours : dans une situation d'interlocution donnée, un genre de discours ("raconter une histoire", "dire un conte", "énoncer un proverbe", "faire une conférence", "converser") configure d'emblée un "horizon d'attente" et d'orientation mutuelle pour les interlocuteurs. Si le genre de discours structure la relation d'inter-locution - la relation à soi et de soi à l'autre -, il structure de même la relation du locuteur à sa parole, et au discours d'autrui. Par ailleurs, l'étude du genre ouvre sur la poétique du discours ("poétique" dans le sens employé par Jakobson), et notamment sur les procédés (de parallélisme, d'alternance codique, de tonalité) aux moyens desquels les locuteurs mettent en forme ce qu'ils énoncent au bénéfice de certains effets de sens. Enfin, les travaux (en linguistique de l'énonciation comme en pragmatique) sur la polyphonie pourraient être ici évalués en référence à des pratiques langagières observables.

Articulation parole/musique


Cette opération de recherche réunit ethnolinguistes et ethnomusicologues qui s'associent afin d'examiner certains rapports entre parole et parole chantée. Les articulations entre ces deux ordres supposent la prise en compte des phénomènes de durée, accent, ton, intonation... et de leur examen dans le passage au chant. En raison de la diversité des langues examinées (en Europe, Afrique et Asie) des priorités ont été établies et c'est la raison pour laquelle les investigations ont abouti à trois problématiques relativement séparées :
1. Accent lexical, rythme du parlé et parole chantée
2. Langues tonales et parole chantée
3. Poétique des chants de tradition orale : parole/monodie et sens

Ces études veulent contribuer à une meilleure connaissance d'un continuum - que l'on peut supposer - entre le verbal parlé et le verbal chanté. A titre expérimental, nous ferons l'hypothèse que certains points peuvent subir des transformations significatives privilégiées sur ce chemin qui va du parler au chanter.


1. Accent lexical, rythme du parlé et parole chantée

a) Accent lexical : l'examen des rapports entre les accents linguistiques de langues où la place de l'accent est distinctive et les accents poétiques, montre à la fois leur coïncidence et leur non-coïncidence entre eux. La différence par rapport au langage ordinaire confère ainsi un sens à l'énoncé du poète et sa signification est perçue par l'auditeur. Dans le chant, le rythme musical interfère alors avec, à la fois, celui de la langue et celui de la poétique. Des descriptions tenteront de montrer l'équilibre/déséquilibre de cette polyrythmie.
b) Le rythme linguistique : des études comparatives sur le chant dans plusieurs langues, dont le français et l'anglais, seront effectuées. Mètre et rythme linguistique imposent répétition et proportion ; leurs relations sont souvent obscures. Par hypothèse, leur étude dans le chant devrait aider à définir quelles sont les références prosodiques qui servent à la constitution du système chanté et de ses contenus rythmo-mélodiques.

2. Langues tonales et parole chantée
Dans une langue à tons, la hauteur tonale est employée à des fins distinctives. Aussi le respect du schéma tonal devrait-il être une condition indispensable à la compréhension du texte dans l'élaboration mélodique du chant. En d'autres termes, pour un même texte, le schéma tonal et la courbe mélodique du chant devraient être semblables. Or, ce n'est pas toujours le cas. On constate de larges divergences entre le schéma tonal d'un texte parlé et la courbe mélodique du même texte, lorsqu'il est chanté, sans que sa compréhension soit pour autant remise en cause.
Il s'agit par conséquent d'apporter des éléments de réponse aux questions suivantes :
a) Comment s'opère dans le chant la transposition des tons de la langue afin de préserver la compréhension du texte ?
b) Quel traitement subissent les tons de la langue dans leur affectation à des degrés d'une échelle musicale ?

Plusieurs rapports avec les tons de la langue sont en effet possibles :

c) Le comportement des tons linguistiques dans une mélodie répond-il aux règles mises en œuvre dans les constructions syntaxiques (syntagme, proposition, énoncé) ? Quel est le traitement des failles tonales ?
d) En quoi l'intonation intervient-elle dans les dérives observées entre la phrase parlée et la phrase chantée ?

Des études antérieures sont restées ponctuelles (Kirby 1930, Bright 1971) ; la seule étude intégrant dès le début des aspects linguistiques et musicaux (Arom & Cloarec-Heiss 1976, Cloarec-Heiss 1997) est consacrée au phénomène particulier du transfert de la langue parlée sur un système de communication par instruments de musique interposés. Nos travaux porteront donc dans un premier temps sur un corpus chanté important, collecté aussi bien par des linguistes que par des ethnomusicologues en Afrique et en Asie.

3. Poétique des chants de tradition orale : parole/monodie et sens
A la suite de différentes opérations qui avaient porté sur les poésies chantées de tradition orale, un nouveau projet de recherche sera développé en liaison avec les thèmes 1 et 2. Il s'agira d'observer quelle est la part de détermination des éléments rythmo-mélodiques de la langue parlée dans l'élaboration des poésies chantées ainsi que leur degré d'autonomie par rapport au contexte de l'énonciation.
On étudiera plus particulièrement des textes chantés aujourd'hui, dans quelques régions de France et d'Europe, en situations variées. Ces chants présentent, selon les cas, des tropes (essentiellement des métaphores) ou des récits qui relèvent du même phénomène central d'innovation sémantique. L'objectif est de mieux comprendre les causes du développement actuel de telles formes chantées.
a) Corpus
Plusieurs centaines de chants, transmis oralement, ont été recueillis depuis une quinzaine d'années en Béarn, Flandre, Picardie, Haut-Jura, Bretagne, Loire atlantique, en Belgique (Flandre), en Espagne (Aragon), à Chypre. Ils font actuellement l'objet d'études descriptives et comparatives en relation avec d'autres équipes (Séminaire interdisciplinaire de la chanson à Paris, Centre de dialectologie de l'Université de Gand, Université de Barcelone, Institut d'Histoire et des Arts de Saint-Pétersbourg, Institut de folklore de Moscou). L'enregistrement en numérique des principaux phonogrammes sera réalisé dans le cadre du projet "archivage".
b) Contenu de la parole chantée
Actuellement, nous travaillons plus particulièrement sur les chansons narratives et tentons d'élucider les significations de ces chansons telles qu'elles apparaissent dans le texte et hors texte. Nous étudierons en priorité : la structure des différents versions de mêmes chants selon la méthode de V. Propp/R. Barthes, C. Brémond, afin de les classer (chansons actionnelles, psychologiques etc.), puis les personnages, et les procédés narratifs - langue, style (personnel, impersonnel) ... -, enfin, le sens - quel est le sens voulu (opposé au sens littéral) et le sens actuellement perçu de ces chansons ? De quelle réalité sont-elles le reflet, selon quelles normes ?
c) Analyse des formes d'expression
L'analyse distributionnelle et combinatoire des constituants du chant, de type structural, est fondée sur le principe de la différence (où l'on catégorise chaque ensemble et/ou unité à partir de leur homonymie ou de leur synonymie ; de leur contiguïté ou de leur similarité). On continuera d'utiliser cette méthode de manière plus systématique pour distinguer les unités ("culturelles") de chaque plan des formes d'expression : qu'ils soient poétiques, musicaux ou gestuels.
d) Interactions
L'étude des interactions entre les différents niveaux des chants : phonétique, rythmique et métrique des formes poétiques et musicales, intonation et monodie, rhétorique et stylistique (structures formelles des tropes et récits chantés), envisagée selon une méthode sémiotique commune, tendra à montrer en quoi (agencements en systèmes) et comment (règles de fonctionnement) les chants étudiés, malgré leurs réalisations multiples et variées, réalisent l'unité entre expression et contenu. La figure rythmique, par exemple, est-elle celle qui unit les aspects linguistiques, poétiques, musicaux et kinésiques des chants ?
e) Situations de la parole chantée
Notre hypothèse est qu'il existe un double conditionnement des formes poético-musicales populaires : par leur caractère individuel ou collectif et par leur cadre énonciatif : circonstances, aspects culturels. Deux questions essentielles se posent :
- Pourquoi certaines chansons traditionnelles se maintiennent et d'autres pas ? Ainsi tenterons-nous d'étudier les variations qui apparaissent dans une même chanson en fonction de l'espace (d'une région à l'autre), du temps (une chanson peut prendre un autre sens quelques années plus tard) et du rôle des facteurs psychologiques et historiques (individuels et collectifs).
- Quel est le rôle de l'énonciation, de la "performance" dans la signification ? Il faudra tenir compte du moment, du lieu de l'énonciation, de l'identité du locuteur ou de ses intentions.

On considérera enfin, plus généralement, les contextes - passé et actuel - des chants en fonction des données historiques et de nos enquêtes ethnologiques. Des informations seront recherchées sur les nouvelles mythologies et idéologies politiques qui conditionnent les répertoires.